Je me suis livré à un rapide calcul ce soir. Depuis deux ans que je me suis remis à l’écriture, depuis que j’ai lancé le projet « Une Plume pour Votre Histoire », j’ai écrit, relu, corrigé, commenté, réorganisé plus de 450 000 mots. Cela représente environ 1850 pages d’un livre standard. Je n’en suis pas encore au total de Guerre et Paix ou des Misérables mais je m’en approche. Encore un petit effort et je serai au niveau de la Bible.
Mais ce qui compte dans tout cela, ce ne sont pas les chiffres ou la performance, ce sont les personnes que j’ai rencontrées, parfois seulement par téléphone ou par email et qui m’ont confié leur manuscrit à travailler, leur projet de roman à aiguiller, la biographie de leurs parents à écrire. Ce sont surtout toutes ces personnes qui ont accepté de me faire entrer chez elles, qui ont accepté de me confier leur vie, leurs joies, leurs peines, leurs moments de grâce et leurs moments de doute.
Au détour de ces conversations, j’ai voyagé en Afrique, surtout en Algérie, en Asie, surtout en Indochine, mais j’ai aussi sillonné toute l’Europe. J’ai rencontré des enfants adoptés, des enfants abandonnés, des enfants malades, des enfants qui se battent pour récupérer après un AVC. J’ai rencontré des adultes qui mènent une vie ordinaire, d’autres qui vivent un événement qui change leur vie à jamais, d’autres encore dont les aventures sont presque si incroyables qu’en sortant de mes entretiens j’allais immédiatement vérifier la véracité des lieux et des dates sur mon smartphone.
Immanquablement, avec chaque personne qui retrace le parcours de sa vie est venu le moment d’évoquer la mort d’un père, la mort d’une mère. L’atmosphère se faisait alors plus grave, plus pesante, quand il fallait trouver les mots pour dire ce moment, ce déchirement.
Bien souvent, c’est quand l’entretien est « officiellement » terminé et que j’ai « officiellement » coupé l’enregistrement, quand je fais mine de ranger mon matériel, que fleurissent des anecdotes et des réflexions qui donnent tout leur sens à l’entretien qui est en train de s’achever. L’expérience aidant, j’ai appris à ne plus couper l’enregistrement ou à me tenir prêt à le relancer pour saisir ces instants de vérité.
Chez chacune des personnes que je rencontre et qui se raconte, je suis projeté dans une ambiance, dans un style, chez un auteur. Chez celui-ci, qui raconte avec enthousiasme et truculence son enfance dans le Vercors, j’entends des accents de Pagnol, de Giono ou de Pierre Magnan. Chez celui-là, le récit de la bourgeoisie guindée de province m’évoque Mauriac. L’histoire familiale d’un troisième, navigant de la Hongrie au Maroc en passant par Vienne et Genève au gré de longs trajets en voiture m’évoque les romans de Michel Déon. Le raid africain d’un quatrième me fait retrouver certains accents de Guy de Larigaudie. D’autres encore arrivent avec leurs propres références qui rejoignent les miennes et s’entremêlant créent une ambiance littéraire nouvelle.
Chaque fois qu’il faut rendre un texte, accepter que, même s’il n’est pas parfait, il est tout de même fini, je ressens cette émotion, ce pincement, cet arrachement. Je ne vivrai plus au sein de cette aventure, avec ses personnages. L’écriture ou la relecture des dernières pages, comme quand on lit un roman, s’accélère. On veut arriver à la fin, mais dans le même temps on voudrait que cela ne s’arrête pas, on voudrait que cela dure toujours, on ne veut pas être orphelin de ces personnages et de leurs vies.
Mais, maintenant, ces 450 000 mots ont leur vie propre. Bien rangés dans les bibliothèques familiales, ou bientôt dans les vitrines des libraires, ils ne m’appartiennent plus. M’ont-ils d’ailleurs appartenu à un moment ou à un autre ? Je ne suis qu’un jardinier qui arrose et taille les massifs que d’autres ont plantés. Je ne suis qu’un accompagnateur, qu’une aide, qu’un écrivain fantôme. Pourtant le jeu en vaut la chandelle, pour ces semaines, ces mois ou ces années passées aux côtés d’une personne, pour ces découvertes, ces émotions, ces voyages, ces douleurs, ces aventures qu’ils m’ont permis de vivre avec eux, pour ma Plume, au service de leur Histoire.
