Samedi 13 février, quelque part au milieu du Luberon. Je sors mon téléphone pour faire quelques photos. Un appel en absence. Je n’active jamais le son, une habitude que j’ai prise depuis que j’enseigne pour éviter les sonneries intempestives en cours. C’est Maylis.
- Marion, tu sais pourquoi Maylis m’appelle ?
- Non. Mais elle a cherché à me joindre, moi aussi.
- Merde, c’est peut-être important. Attends, elle a laissé un message.
Je porte l’appareil à mon oreille. J’entends la voix grave d’Olivier, le mari de Maylis : « Nul ! » Je l’appelle :
- Salut Olivier !
- Salut les amis ! Vous faites quoi aujourd’hui ? Vous venez goûter à la maison ?
Depuis que nos vies sont sous la coupe du Corona, on ne s’invite plus que pour des déjeuners ou des goûters, ce qui donne la nette impression d’une régression collective à la maternelle.
- Pour le goûter, ça va être un peu compliqué, on est en haut du Luberon.
J’entends mes filles en écho « Canon ! J’adôôôôre Le Lub’ »
- Nul ! On devait partir chez des amis à la montagne mais de stupides histoires de test PCR nous en empêchent.
- C’est pas grave, on sera chez mes parents à Marseille à partir de ce soir. On cherche un Airbnb ou un hôtel et vous nous rejoignez ?
- Excellent ! On s’organise ça !
Jeudi 18 février. Je travaille, tôt le matin, pour l’un de mes clients. Je voyage sur les mots de son récit que j’ai enregistré ; je suis en Libye. La journée va être intense ; Olivier et Maylis arrivent aujourd’hui à Marseille avec leurs quatre filles qui ont sensiblement les mêmes âges que les miennes.
Une fois tout le monde levé, il faut finir de vider la chambre de bonne de l’appartement de Grand’mère. Elle est morte il y a quelques mois et son appartement va être vendu dans les prochains jours. Sur l’ascenseur, une affichette : « Une seule personne, pas de courses, pas de travaux. » Avec Guillaume, mon beau-frère, nous gravissons les huit étages de l’immeuble. Avant de descendre les quelques objets qui n’ont pas trouvé preneur chez ma mère ou mes oncles et tantes. Je profite de la vue extraordinaire sur Marseille dont ne jouit pas grand monde, puisque les chambres de bonne sont beaucoup trop petites pour être habitables.

Quelques aller-retours et la chambre de bonne est vide. Je retourne en Libye jusqu’à l’arrivée de mes amis lyonnais. Je leur fais visiter l’appartement familial que mes parents habitent depuis 1984. L’appartement fourmille de filles. Parmi les quinze enfants présents, il y a un seul garçon. Je suis fier de montrer « la maison où j’ai grandi », les grandes pièces couvertes de tableaux et de livres d’art, la « grande chambre » remplie de Playmobils, le drapeau au fond du couloir, celui du réseau de résistance « pistolet » auquel appartenait mon autre grand’mère, paternelle celle-là. Le réseau avait été créé par son frère Jean qui mourra quelques années plus tard en Indochine. Le déjeuner qui suit est rempli par les anecdotes vécues dans cet appartement où huit enfants se sont succédés comme les cavalcades, les batailles de peluches et même les simulacres de sacrifice humain.
J’ai promis à mes amis de les emmener « au bout du monde ». Certes, Marseille ce n’est pas « Penn ar bed », comme me rétorque aussitôt Olivier, mais notre monde aussi a sa limite. Nous embarquons dans les voitures en direction de la Baie des Singes et de ma jeunesse de scout marin. Pour cela, il faut, sans quitter la ville de Marseille, longer le littoral jusqu’à ce qu’on ne puisse plus aller plus loin. La route s’arrête là où commencent les Calanques. « Ce sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec une ville. » écrivait Camus. Aujourd’hui, je partage un peu de ce secret.
Nous marchons sur la butte qui sépare Callelongue de la Baie des Singes et nous commençons à profiter de la beauté majestueuse de l’île Maïre toute proche. Le vent nous entoure, nous enivre, nous emporte. Déjà nous sommes ailleurs. Il n’y eut jamais de singes dans cette baie du bout du monde mais la légende raconte que cet endroit était un lieu de contrebande où l’on demandait aux enfants d’être muets comme des singes.

Arrivés sur le Cap Croisette, nous embrassons d’un regard les îles du Frioul et Marseille. « Marseille se découvrait ainsi. Par la mer. Comme dut l’apercevoir le Phocéen, un matin, il y a bien des siècles. Avec le même émerveillement. Port of Massilia. » (J.C. Izzo) Nous restons quelques instants à contempler la beauté de la mer et de la ville tandis que les plus grandes de nos filles sont, encore une fois, en train de s’immortaliser pour nourrir la bouche insatiable des réseaux sociaux.

Rassasiés de beauté nourrie par les souvenirs vécus ou racontés, on se remet en marche. On partage les difficultés du moment, les projets, les blessures qui tardent à cicatriser. Il est déjà temps de faire demi-tour car c’est bientôt le couvre-feu. Nous sommes tous heureux de cette marche hors du temps, de cette journée de vacances. Il n’est pas besoin d’aller beaucoup plus loin pour voyager.