Il y a une semaine, j’ai reçu un message, transmis de cousine en cousin. Nous sommes invités par sa fille à marcher le samedi 13 février en mémoire de Tante Val. Elle est décédée, il y a quatre ans.
Tante Val, c’est ma tante américaine, c’est la Jane Birkin de la famille, celle que l’on évoque par son accent, sa façon d’utiliser le masculin pour le féminin ou sa recette de cheesecake conservée précieusement dans les cuisines.
Dans ma tête affluent les souvenirs : la douceur et la gentillesse de Valérie, cette manière d’être attentive et accueillante envers chacun, ce mois que j’ai passé chez elle au Kenya et surtout ces moments passés à Ménerbes, le village familial au pied du Luberon qu’elle avait adopté pour ses vacances en France.
Avec ce message, c’est peut-être la première fois que je ressens véritablement que Valérie ne sera plus jamais là. Mon cerveau l’a compris depuis longtemps, mais mon cœur ne voulait pas y croire. Pour que la tristesse ne l’emporte pas sur la douceur du souvenir, je décide que c’est à Ménerbes que je marcherai pour me souvenir d’elle, sur le chemin que nous avons l’habitude de gravir.
Ce chemin, cette balade, nous l’appelons « monter au Luberon » ou encore mieux, « monter au tas de pierres ». Depuis plus de cinquante ans, à la suite de deux de mes oncles, dont celui qui est devenu le mari de Valerie, la famille a pris l’habitude de monter du village jusqu’au sommet du Luberon.
À chaque ascension, on ajoute une pierre sur le tas constitué peu à peu.
À chaque ascension, on écrit sur le carnet, protégé dans un bocal caché dans les pierres, le nom de ceux qui sont montés ce jour-là, le temps qu’il fait, quelques impressions ou anecdotes…
À chaque ascension, on se régale des bonbons cachés dans le même bocal que l’on remplace par ceux que l’on a apportés, souvent achetés par les enfants quelques minutes avant le départ, chez madame Roche, la boulangère du village.
C’est ce cérémonial, cette habitude, que nous avons décidé d’accomplir ce samedi 13 février en souvenir de Valerie. Je suis parti avec ma femme et mes deux plus grandes filles pour rejoindre Ménerbes. Sur un parking de Cavaillon, nous embarquons une de mes sœurs qui rejoint la promenade.
À Ménerbes, nous retrouvons oncle Jim, le mari de Valérie et un de mes frères. Jim nous a fait une tartiflette :
- J’en rêvais ! Ça fait au moins quinze ans que je n’en ai pas mangé, nous dit-il.
La tartiflette avalée, nous attaquons la promenade. Les premières pentes sont les plus raides. C’est le moment où l’on croit que l’on peut discuter alors qu’en réalité on est trop vite essoufflé. On est encore à l’ombre des arbres. Passé cette première portion du chemin, on commence à avoir une vue plus dégagée par moment et la pente s’adoucit.
C’est alors que les langues se délient, réveillées par les souvenirs. C’est alors que l’on parle du dahu qui vit sur ces pentes, caché dans les buissons. C’est alors qu’on évoque la présence des sangliers dès qu’on aperçoit des traces, réelles ou supposées, de leur passage. C’est alors que chacun raconte la dernière fois qu’il est monté, qui était là, qui avait renoncé ce jour-là, par flemme ou par fatigue. C’est alors que chacun se souvient de sa première montée, le plus souvent à l’initiative d’oncle Jim.
Au premier tiers de l’ascension, on croise un premier monticule de pierre, il y en aura dix-sept en tout. On marche encore un peu et l’on peut se retourner pour voir le village, déjà rétréci par l’éloignement. On repère les maisons de la famille à la présence de l’immense cyprès planté l’année de la naissance de Maman, il y a plus de soixante-dix ans. C’est le moment choisi par les instagrameuses pour préparer leur story avec le paysage grandiose qui entoure le village ; si on a pu partir pour la « golden hour », c’est encore mieux.
On poursuit le chemin et l’on aperçoit, au loin, sur la crête, l’arbre mort. Ce n’est plus un arbre mort puisqu’il est tombé depuis longtemps et qu’un autre a poussé à sa place ; mais on l’appelle toujours ainsi.
Au deuxième tas de pierre, on sort du chemin pour rejoindre une grotte dans laquelle on dort parfois, c’est « l’œil du hibou », qui évoque pour nous la grotte dans le Garlaban de Marcel Pagnol. On reprend la route, certains chantent, d’autres rigolent et les derniers commencent à se plaindre que c’est trop long, trop raide ou trop dur. Il faut s’arrêter quelques instants pour s’abreuver.
Les tas de pierre sont de plus en plus rapprochés, on a enjambé le tronc de « l’arbre mort » à l’ombre de celui, bien vivant, qui lui a succédé, la végétation se fait plus rare et la pente moins raide, nous sommes proches du but.
Certains pressent le pas pour être le premier arrivé. Ça y est ! On aperçoit l’imposant amas de pierre au sommet duquel est planté une large branche sèche. Le plus jeune escalade le monticule pour soulever les pierres et découvrir le bocal. On sort le carnet, renouvelé régulièrement, pour en parcourir les pages, en lire les anecdotes les plus drôles. On déguste les bonbons apportés par ceux qui nous ont précédé. Parfois on trouve un message d’un inconnu :
« Merci pour les bonbons. Super tradition ! Désolés mais on ne savait pas qu’il fallait en apporter. »

Vient le moment d’écrire le message du jour et, pour nous aujourd’hui, de penser à Tante Val dont le souvenir est présent en ces lieux comme dans nos cœurs.
On refait une série de photo et l’on amorce la descente. Il n’y a plus la difficulté de l’ascension mais les genoux souffrent. On se remémore les nuits où l’on a dormi au sommet, dans la grotte ou dans un cabanon voisin. On se raconte les soirs où la descente s’est terminée dans la nuit noire, obscure et sombre. Soudain, un bruit dans un buisson à droite. Un sanglier ? Non, c’est oncle Jim qui a lancé un caillou pour faire peur aux plus crédules.
C’est fini, nous sommes rentrés. Nous n’avons pas oublié de cueillir un peu de thym, de romarin et de buis dans la colline pour les envoyer à Sabine, notre cousine qui collecte tous les souvenirs de cette « marche pour Valérie ». Nous sommes heureux et mélancoliques d’avoir pu être présents avec Jim ce jour-là. Et, l’été prochain, on montera avec lui. Encore une fois.