Textes

Retour à Marseille

Juillet 2001. Alors que je suis à Rodez pour une semaine d’études théologiques, je reçois un coup de téléphone.

– C’est Maman. José est mort hier à l’école. Il sera enterré vendredi.

José, c’était le directeur de mon lycée. Un homme charismatique et colérique qui n’a laissé personne indifférent. Cela fait maintenant trois ans que j’ai quitté le lycée, mais cette nouvelle me fait l’effet d’une digue qui craque. Les souvenirs affluent, les émotions aussi. Je me tourne vers Marie. Elle aussi est une ancienne de Lacordaire. Je vois à sa tête qu’elle est déjà au courant. Je lui dis :

– Il faut qu’on y aille.

La décision est vite prise. Les voyages en train sont trop longs et les billets trop chers, nous décidons de faire du stop.

Le lendemain, dès six heures, nous marchons vers la sortie de la ville. Je tiens dans la main un morceau de carton sur lequel nous avons tracé au feutre le mot MARSEILLE la veille au soir. Un premier automobiliste nous embarque rapidement. Il est commercial et va à Montpellier. Il parle tout seul. Absorbés dans nos pensées, Marie et moi l’écoutons à peine. Depuis hier, nous étions pris par les préparatifs du départ. Maintenant que les considérations pratiques sont évacuées, notre monde intérieur reprend le dessus.

La mort de José réactive en moi une période à laquelle j’avais décidé de tourner le dos, mes trois années de lycée.

Le jour de ma rentrée en seconde, je ne connaissais personne. J’étais perdu dans la foule de ce grand lycée, attendant qu’on appelle mon nom pour qu’on m’attribue une classe. Je quittais mon petit collège à côté de l’appartement familial pour me rendre dans le grand lycée à l’autre bout de la ville. Certes, il y avait mon grand frère en terminale. Il faisait partie de la bande des littéraires bruyants et brillants. Je n’étais pas à la hauteur. Je ne suis pas expert pour me faire des amis, je traînais donc avec les gens bizarres qui ne faisaient partie d’aucun groupe.

Cette année fut pour moi l’année de la confirmation de mon amour des mots. J’aimais lire passionnément. Mon prof de français de seconde, un autre José, avait su confirmer en moi cette flamme littéraire, me donner des outils pour commencer à maîtriser ces textes que je ne faisais qu’aimer. Ce besoin d’écrire et de jouer avec les mots, de bidouiller des histoires a toujours existé en moi, même quand je l’ai enfoui sous une tonne de travail et de préoccupations. Il nous demandait d’écrire des poèmes, j’en écrivais beaucoup plus. Je me prenais pour Rimbaud, cela n’a pas duré.

Le commercial nous prend pour un couple.

– Alors comme ça vous êtes ensemble ?

– Pas vraiment, non, répond Marie.

-Qu’est-ce que vous allez faire à Marseille ?

– On va à un enterrement, dis-je.

-On peut dire que vous savez mettre l’ambiance.

Marie et moi replongeons dans nos pensées et lui reprend son soliloque. Elle a le regard sombre et moi je sens monter la mélancolie. D’habitude, lorsque mes pensées vagabondent pendant un voyage en voiture, c’est toujours pour imaginer ce que serait ma vie si les gens que j’aime mouraient tous. Ce jour-là, mes pensées sont tournées vers ce lycée que j’étais pourtant content de quitter il y a trois ans. J’y avais respiré un air, un air spécial. La plupart des lycéens étaient asphyxiés par le travail, l’exigence et les maths, moi j’y respirais l’air des lettres. Et, moi qui ai toujours l’impression de ne pas être à ma place, j’y avais par moment l’impression étrange et nouvelle d’être chez moi. C’est ainsi que je me suis retrouvé un week-end à aller au lycée repeindre des volets pour faire plaisir au directeur.

Ce directeur avait l’habitude de réunir plus de 200 élèves pour leur faire chanter des chants religieux. Avec son ton souvent bourru et ses injustices toujours à la faveur des Corses, il m’impressionnait par sa capacité d’insuffler un parfum spécial à son école, par la connaissance précise qu’il avait de ses centaines d’élèves. Ce parfum respiré au lycée a fait de moi le jeune homme de vingt ans assis dans cette voiture et qui voit les abords de Montpellier défiler par la vitre de la voiture.

-On arrive ! Je vais vous laisser à la sortie vers Marseille. Bon courage pour la suite.

Sur le bord de la bretelle qui mène à l’autoroute vers notre destination c’est de nouveau l’attente. Elle n’est pas longue. Je ne me souviens plus de cette deuxième voiture, de son conducteur ou de la conversation. Mes pensées vagabondent à nouveau vers mon passé, vers la première, vers mon professeur de français, Mme Vatain. Elle m’a appris à lire avec rigueur, à travailler les textes pour en tirer un plaisir sans fin, à apprendre par cœur et à réciter, jouer, interpréter les textes. Hugo, La Fontaine, Malraux, Musset, La Bruyère. Et le théâtre, les pièces montées par l’ensemble de la classe et jouées au clair de lune : Anouilh, Shakespeare, Giraudoux, Musset à nouveau. Je n’avais pas le sentiment de travailler, je ne travaillais pas. Je lisais avec avidité, surtout ce qui n’était pas imposé. Je composais mon image d’adolescent torturé et ténébreux en arborant un style improbable alliant les rangers à lacets multicolores, le gilet et la montre à gousset. J’aurais bien manié la cane et le chapeau, mais c’était vraiment trop voyant dans le métro qui me conduisait au lycée.

Je me proclamais disciple de Mallarmé, même si j’étais incapable d’écrire des vers qui ne soient pas de mirliton. Mais aujourd’hui encore, je suis habité par ce vers qui évoque le Champ de Blé de Van Gogh : « Je suis hanté ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! » Un groupe de littéraires rêveurs se formait. Cécile, Carine, Laurent et moi. Laurent et Cécile étaient les meilleurs acteurs. À ma connaissance, Laurent en a fait son métier. Je lui avais donné la réplique pour son audition au conservatoire de Marseille.

Troisième voiture, un très jeune couple de purs Marseillais. Ils nous ont pris à Nîmes, ils nous laisseront devant chez mes parents. Ils ne nous ont pas pris pour un couple, mais pour des frères et sœurs. Il faut dire que Marie et moi arborons tous les deux une abondante chevelure claire et frisée. Tous les deux, lorsque nous retournons explorer nos souvenirs, nous triturons compulsivement une mèche de cheveux. Plus nous approchons de notre destination, plus les sentiments se font vifs ; la nostalgie, les regrets aussi. La Terminale, c’était l’année de la philosophie que j’attendais avec impatience. Elle représentait pour moi de nouveaux outils de lecture du monde, un nouveau réseau de livres que j’avais déjà commencé à explorer. Malheureusement, notre professeur, déprimée et déprimante ne m’a apporté que l’art de la sieste en cours. D’une certaine manière, elle a eu une grande influence sur mon avenir puisque j’ai fait des études de philosophie parce que j’estimais n’en avoir pas fait en terminale.

L’éblouissement littéraire n’avait pas cessé. Nous allions beaucoup au théâtre et au cinéma. Nous étudiions avec délices Senghor, Chrétien de Troyes, Camus et Calderon. Plus la fin approchait, moins j’imaginais mon avenir. Une seule conviction m’habitait : « Tout sauf prof ». Plus l’année avançait aussi et plus je me rendais compte que je serais incapable de maintenir le lien avec mes amis. Ils étaient différents de moi, ils prendraient d’autres chemins. Je savais aussi que dès que je ne les verrai plus tous les jours, je commencerais à souffrir de cet éloignement. Je ne connaissais qu’une manière de gérer cette souffrance, c’était de la provoquer moi-même.

Je ne me souviens plus comment les choses se sont faites. J’ai dû, comme d’habitude, faire preuve de lâcheté et ne rien dire. Le dernier jour passé, je suis parti en vacances et je n’ai jamais repris contact. Je suis parti à Paris étudier la philosophie.

Retourner à Marseille, c’est l’assurance de recroiser certains de mes amis, c’est rouvrir la blessure que je me suis infligée et qui n’est pas encore cicatrisée. Qu’est-ce que je vais pouvoir leur dire ?

– Voilà ! Rue Paradis. On vous laisse là ?

– Oui. Merci beaucoup.

Nous sommes chez mes parents.

Quelques heures plus tard, je suis dans la chapelle du lycée, devant le cercueil de José. Dans ma prière, se mêlent des réflexions sur mon passé et mon avenir. J’ai sous les yeux la devise du lycée qu’il aimait nous répéter : « Réussir pour Servir ». J’entends comme une voix me demander : « Qu’as-tu fait de cette devise ? ».

Comment est-ce que je peux me mettre au service en utilisant ma réussite modeste en philosophie ? Ce jour-là, je décide que je serai professeur de philosophie.

Le lendemain, pendant l’enterrement, je croise Cécile et Laurent, nous nous prenons dans les bras, tristement, mais sereinement. Après quelques banalités, nous nous séparons de nouveau. Définitivement.

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